Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
TUNISIE XXI over-blog.com

Histoire moderne et contemporaine, Education, Pédagogie, Actualités politiques et socio-économiques, développement régional et Territorial,témoignage...

Le droit à la terre: Un levier pour la lutte contre l’exclusion et la pauvreté dans le monde rural en Tunisie / Hamdi Houcine* 


 


1. La Révolution tunisienne du 17 Décembre 2010 -14 Janvier 2011 est porteuse- à travers ses slogans les plus célèbres- d’une aspiration populaire à la  citoyenneté, à un partenariat équitable dans la patrie, contre toutes les formes de marginalisation et d’exclusion endurées à longueur de décades, sinon de siècles, par une frange de plus en plus importante des populations notamment de la Tunisie profonde, berceau de cette Révolution et celle des franges urbaines déshéritées des grandes villes.  

  2. Les problèmes fondamentaux posés par cette Révolution sont de deux ordres et sont indissociables : - La question du pouvoir politique : quel pouvoir politique pour une société équitable et solidaire ? - La question du développement économique et social et celle de la gestion de la richesse nationale : quel modèle de développement pour cette même société équitable et solidaire ? Et quelle distribution de la richesse entre des citoyens à part entière et entre les régions ? - Plus particulièrement : quelle part pour les exclus - dont ceux de la Tunisie profonde longtemps « brimée »-  dans la gestion de la « chose » publique ? quelle part pour ces mêmes exclus dans l’effort national de développement et dans la richesse nationale ? - Plus précisément cette fois : comment mettre fin à cette réalité révoltante : un «  pays à deux vitesses » ?

 3.    Mis à part le rôle de l’éducation dans la promotion sociale depuis 1956- rôle qui connait ses limites depuis une dizaine d’années-, on peut affirmer que la pauvreté en Tunisie s’hérite –tout comme la richesse ou la notoriété sociale-, de génération en génération, ce qui est tout de même  paradoxal lorsqu’on convient que la pauvreté est d’abord le produit d’un système politico-socio-économique. C’est dire que les choses ont peu évolué ces trois derniers siècles : les pauvres d’hier sous les Beys Husaynides et leurs tout-puissants Mameluks furent les pauvres sous le protectorat français et sont toujours- grosso-modo- les pauvres d’aujourd’hui, les exclus d’hier sont les exclus d’aujourd’hui. Cette affirmation trouve sa confirmation éclatante
dans le monde rural et particulièrement dans cette Tunisie profonde, pour des raisons complexes aussi bien historiques que politico-socio-économiques et culturelles. La célèbre et malheureuse boutade émise par les «  soufaha » des turcs, comme l’affirme Ibn Abi Dhiaf est toujours de mise  : «  l’Arabe, prend lui ses sous et coupe lui la tète » (1).

4. Une littérature abondante s’est penchée sur le phénomène du chômage qui sévit en Tunisie et la pauvreté qui s’en suit, et particulièrement le chômage des «  diplômés » et a longtemps occulté le chômage et la pauvreté dans le monde rural. La paysannerie pauvre, appauvrie, ignorée est laissée face à son destin…elle commence à bouger !! les conflits à propos de la terre et son appropriation se multiplient à travers le pays : Msaken-Sidi El Hani, Dkhila à la Manouba, les oliveraies d’El Hancha, des réclamations ayant trait au même sujet se révèlent à Béja, Jendouba et Sidi Bouzid visant particulièrement les terres domaniales. Des conflits autrefois «  résolus » par les lois coutumières, par la force brutale, par les lois « modernes » ou par des slogans « patriotiques », reviennent en surface et de manière brutale, la seule apparemment qui obligera la classe politique et la nouvelle nomenklatura à penser des solutions équitables. Les revendications autour de la terre sont l’un des conflits majeurs répertoriés par Alia Gana dans une étude au profit de l’Observatoire Tunisien de la Transition Démocratique (2).

 5. Pauvre, le monde rural l’est suffisamment …mais l’aspect le plus éclatant de cette pauvreté est «  la pauvreté croissante en terre »…et l’abandon du travail agricole. En dénotent :

- le morcellement à l’infini de lots de misère :le nombre des exploitations a presque doublé entre 1961 et 2005 passant de 326000 en 1961 à 516000 en 2005 alors que la superficie agricole utile n’a que légèrement évolué passant de 5206 milles ha en 1961 à 5271 milles ha en 2005 , la superficie moyenne de l’exploitation a diminué de 1/3, elle est de 10ha en 2005 alors qu’elle atteignait 16 ha en 1961, la superficie agricole disponible /habitant s’est réduite de moitié : 0,5 ha en 2005 contre 1,2 ha en 1961, les exploitations de moins de 10 ha forment désormais 75% des exploitations en 2005 alors qu’elles était de l’ordre de 63% en 1961…

- L’abandon du travail agricole par une frange de plus en plus large de la population, en témoigne le solde migratoire déficitaire des gouvernorats de la Tunisie profonde et le vieillissement des exploitants et de la main d’œuvre agricole et leur féminisation de plus en plus affirmée. En effet, les exploitants de plus de 40 ans sont de l’ordre de 83% de l’ensemble des exploitants en 2005 alors qu’ils n’étaient que de l’ordre de 67% en 1961. Ceux d’entre eux qui dépassent les 60 ans ont plus que doublé passant de 21% des exploitants en 1961 à 46% en
2005. Quant aux jeunes exploitants  de moins de 40 ans, leur part est tombé à 13% du total des exploitants en 2005 alors qu’ils en formaient 33% en 1961…(3)  Est-ce un phénomène de « pénurie » en  terres arables ou un problème de  gestion non équitable de ces terres ?

6. Sur les 16,4 millions d’hectares qui font la surface du pays, les terres agricoles utiles occupent 5,2 millions d’hectares dont 4,2 millions d’hectares sont exploités à des fins de production agricole d’après les résultats de l’enquête de 2004-2005. Le statut foncier de ces terres agricoles utiles est complexe, on peut distinguer – de façon sommaire- les terres «  melk » qui occupent 67% de ces terres, les terres collectives avec 17%, les terres domaniales avec 5% ( 0.5 million d’hectare). (4)

 7. Ces terres domaniales sont perçues dans l’imaginaire social comme des terres « usurpées » aux ayants droit, en l’occurrence, la petite paysannerie et ce durant les trois derniers siècles. Cet acte d’usurpation s’est présenté sous diverses formes :

- Propriété éminente du Bey de Tunis sous la dynastie Husaynide, il en octroyait allègrement, au gré de son humeur et de ses intérêts à ses agents : ministres, caïds et autres notables proches de son pouvoir, les paysans n’étaient que des métayers au quint (khammès) sur les terres de leurs ancêtres !

- Avec la colonisation française, à peine le pays pacifié, presque 400 milles hectares furent alloués aux colons entre 1885 et 1893 au Nord et au centre du pays .Les ayants droits, petits propriétaires sans titres, anciens khammès et autres métayers furent chassés de leurs terres et se transformèrent en ouvriers agricoles sur les terres de leurs ancêtres cette fois encore !(5) certains d’entre eux bénéficièrent de petits lots caractérisés par la pauvreté du sol, dans les zones limitrophes aux fermes coloniales. L’objectif fondamental était de les « fixer » tout près de ces fermes et d’en faire une main d’œuvre agricole «  à portée de main » et à bas coup (l’exemple de Maknassy). (6)

-  Après 1956, l’état national récupéra ces terres soit par rachat en vertu d’accords bilatéraux entre 1957 et 1963, soit par nationalisation en application de la loi du 12 mai 1964 (7). Pour  gérer  ces terres, un organisme étatique fut crée en 1961 : l’Office des Terres Domaniales. Ainsi, pour la troisième fois, les ayants droit n’ont pas accès à la terre. C’est, d’ailleurs, ce qui explique entre autres raisons, le morcellement des propriétés privées sous l’effet de l’héritage…  La pauvreté du monde paysan ne relève ainsi pas d’une « pénurie » en terres arables » mais plutôt d’une distribution injuste et non équitable de ces terres.

8. La gestion des terres domaniales, pilotée par l’OTD connut trois étapes : 
 
- Entre 1964 et 1969, ces terres domaniales furent le noyau dur  des coopératives de production créées en application de la politique de «  collectivisation » des terres agricoles. L’échec de cette politique en 1969, aboutit à une réforme des structures agraires en vertu de la loi du    22 Septembre 1969.

- Entre 1970 et 1982, une partie des terres domaniales fut cédée à des privés : militants nationalistes, occupants de bonne foi et autres techniciens agricoles. Les grandes fermes de 300 à 400 ha furent organisées en Agro-combinats et en Unités coopératives de Production Agricole.

- Avec la promulgation du Code des Investissements Agricoles le 6 Aout 1982, une nouvelle étape de gestion des terres domaniales débuta. L’état demeurait l’unique propriétaire de ces terres, mais la location au profit de privés (techniciens et ingénieurs agronomes) ou de Sociétés de Mise en Valeur et de Développement Agricole ( SMVDA)  devint la pratique la plus usitée. Les UCPA performantes gardèrent leur statut (8).

9. Ce survol historique démontre que la fonction  « économiste » a toujours supplanté la fonction «  sociale » dans la gestion des terres domaniales. Le transfert de la propriété d’une partie des terres domaniales au profit des privés fut toujours un acte « intéressé » et n’a jamais visé- de par même son envergure- l’instauration d’une certaine justice sociale. Avec 5% de la SAU, ces terres fournissent 7.5% de la production agricole (9).

 10. Actuellement, l’OTD gère directement 1600000ha, son rôle dans la production et les exportations agricoles, dans la promotion des techniques agricoles est certes important (10). Cependant, la location des terres domaniales fut entachée de diverses malversations durant la dernière décennie ce qui met en doute la rentabilité de ces terres (11). Seules les fermes et agro-combinats demeurés sous tutelle étatique ont un poids réel sur le plan économique. Ainsi, la fonction sociale est quasi-absente, abstraction faite des quelques milliers de postes de travail.

 11. La distribution des terres domaniales au profit de la petite paysannerie, particulièrement celle de la Tunisie profonde, et au profit de certaines catégories des «  chômeurs diplômés », dans le cadre d’une réforme agraire de grande envergure, vise les objectifs suivants :

-  Aider dans l’effort national pour la résorption du chômage en fournissant aux paysans sans terre et aux «  chômeurs diplômés » une source de revenu.

-   Donner un sens à la citoyenneté pour ces tunisiens longtemps perçus comme des citoyens de second ordre et par la même renforcer le sentiment d’appartenance à cette communauté tunisienne. - Répondre à une demande pressante de «  reconnaissance » et de dignité révélée par la Révolution. 
 
-" Fixer" la population rurale ce qui aiderait avec le temps à l’endiguement de l’exode rural et mettrait fin à ce drainage outrancier des hommes et des richesses vers la Tunisie côtière. - Renouvellement et rajeunissement de la main d’œuvre agricole pour contrer un vieillissement et une pénurie de plus en plus pressants dans le monde rural.

12. La mise en application de ce choix requiert :

- La création d’un «  Comité National pour la Réforme Agraire » qui piloterait toutes les opérations requises par ce projet.

- Ce CNRA grouperait des experts : agronomes, économistes, sociologues, historiens…des représentants de la société civile et des représentants locaux et élus des populations intéressées par cette réforme agraire.  Le travail du CNRA s’organiserait autour des axes fondamentaux suivants :

*  Un travail de collecte de l’information sur le sujet,  une étude scientifique et rigoureuse de la réalité sur le terrain s’imposent. Ce travail préliminaire et essentiel dans le projet qui serait piloté par  des Comités Régionaux pour la Réforme Agraire. 

* Une révision des textes et autres mesures juridiques qui faciliteraient la réalisation de cette entreprise.

* La mise en place d’une série de mesures d’accompagnement financier, technique et d’encadrement au profit des bénéficiaires de cette réforme agraire.  La mise en place d’un projet de gestion des lots distribués aux bénéficiaires qui éviterait le morcellement des terres et garantirait la rentabilité économique. Les bénéficiaires seraient appelés à créer des coopératives de production par leur libre décision ,et dans ce cas précis , ils bénéficieraient d’une aide multiforme : financière, technique et d’encadrement fournie par l’Etat et s’étalant sur une période déterminée. Le défi majeur d’un tel projet pourrait se résumer comme suit : Comment satisfaire la « fonction sociale » d’une pareille réforme tout en garantissant la rentabilité économique ? 
 
 Tunis /Avril 2013
*********************

Notes :

1) Ibn Abi Dhiaf, Ithaf Ahl Azzaman….MTE, 1990, T5, p129.

2) Alia Gana, Agriculteurs et paysans : nouveaux acteurs de la société civile et de la transition démocratique en Tunisie ? OTTD.

3) Ministère de l’Agriculture et des Ressources Hydrauliques, Direction Générale des Etudes et du Développement Agricole, Enquête sur les Structures des Exploitations Agricoles 2004-2005- Janvier 2006.  

 4) Anne-Marie Jouve, Evolution des structures de production et modernisation du secteur agricole au Maghreb, Cahiers option méditerranéenne.

5) للمزيد، أنظر الهادي التيمومي، الاستعمار الرأسمالي والتشكيلات الاجتماعية ما قبل الرأسمالية، ج 2 ، ... 1، ص 9111 دار محمد علي الحامي

6) عبد الرزاق حامدي، الاستثمار الفلاحي الأجنبي بالمكناسي وتداعياته على الواقع المحلي (9911- . رسالة ماجستير في التاريخ المعاصر غير منشورة ،))

7) Mohamed Gharbi, Terres privées, collectives et domaniales en Tunisie.

8)  Mohamed Gharbi, op.cité…

9) Mohamed Gharbi, op.cité…

10) Site de l’OTD : www.otd.nat.tn/

11)  http://www.cnicmtunisie.tn...voir le rapport national sur la corruption et les malversations durant les deux dernières décennies… 

***********************

*Hamdi Houcine : Diplômé de l’Ecole Normale Supérieure de Tunis en Histoire-Géographie, Inspecteur principal d’Histoire-Géographie à la DRE de BenArous. 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article