Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
TUNISIE XXI over-blog.com

Histoire moderne et contemporaine, Education, Pédagogie, Actualités politiques et socio-économiques, développement régional et Territorial,témoignage...

L'enfant et la chamelle, Histoire d’une idylle éphémère

 

« Si les animaux n'existaient pas, ne serions-nous pas encore plus incompréhensibles à nous-mêmes ? »

Georges-Louis Leclerc de Buffon

-----------------------

Depuis quelques jours ses camarades de classe et surtout ses compagnons de route remarquèrent que, contrairement à son habitude, il s’empressait de prendre le chemin du Douar dès que le cours du soir prenait fin. Quant à lui, il ne leur laissait même pas le temps de lui poser la question…Il partait en coup de vent et l’habituelle heure que prenait le trajet entre l’école et le Douar, presque quatre kilomètres, se réduisait de moitié. Il découpait mentalement la distance en trois étapes, ce qui lui facilitait le déplacement malgré la fatigue, parfois la faim ou la soif et un physique chétif. Le plus dur était de surmonter la peur qui le tenait au tripes quand il pense aux trois obstacles qui jalonnaient son chemin et qu’il était obligé - en l'absence de ses compagnons- d'affronter tout seul. Il y avait d’abord les deux chiens féroces qui les attaquaient quotidiennement, à presque un kilomètre de l’école, toujours à la même heure et au même lieu. Il y avait ensuite les deux sœurs, non moins féroces, qui avaient l’habitude de garder un petit troupeau de brebis et qui les « rackettaient » effrontément lui et ses compagnons chaque soir sur le chemin du retour. Il y avait enfin le lugubre et dangereux Hendi Guéjaja, un grand espace couvert de cactus géants et par lieux impénétrable, que traversait le raccourci qu’ils empruntaient pour réduire la distance et gagner du temps. Sa stratégie fut arrêtée dès le premier jour, son principe était simple: éviter ces obstacles. Pour éviter les chiens, il quitterait le chemin habituel et s’éloignerait vers l’Est. Ainsi, il maintiendrait une distance de sécurité au cas où ils se rendraient compte de son passage et chercheraient à le rattraper. Cela marchait toujours. Pour les deux sœurs, il recourrait à la surprise. Ainsi, il ménagerait ses efforts pour un sprint salvateur dès qu’il arriverait à leur niveau. Prises au dépourvu, elles se trouveraient dans l’impossibilité de le rattraper si jamais elles en auraient l'intention. Cela marchait encore une fois toujours. Quant au troisième obstacle, il ne le contournerait pas, cela lui ferait perdre un temps précieux. Il prendrait son courage à deux mains et piquerait un deuxième sprint au bout duquel il se retrouverait tout près du Douar. 

***

Ce qu’il ne pouvait révéler à ses camarades, c’était sa toute nouvelle histoire d’amour ! En effet, depuis quelques jours, son père a enfin acheté une chamelle. Sa famille était pratiquement la dernière du Douar à en acquérir une. Toutes les familles comptaient dans leur bétail qui une, qui deux ou trois, qui un petit troupeau. Il a toujours rêvé d’en avoir une, rien qu’une, pourtant sa famille n’y arriva point des années durant… Cela lui faisait beaucoup de peine à être les seuls à ne pas en posséder. Parfois il en pleurait en cachette, ne voulant pas causer de la peine à ses parents. Il passait des heures à regarder ces animaux extraordinaires avec leurs cous démesurés, leurs pieds plats, leurs bosses éminentes, leur fourrure aux couleurs variées, leurs petits chamelons qui sautillaient de manière gauche autour d’eux…Il s’imprégnait même de l’odeur nauséabonde de leurs excréments solides et liquides qui infestait leur lieu de gite…

***

Au tout début, il n’était vraiment pas fier de Zarga, c’est le nom qu’il lui avait donné à cause de la couleur de sa fourrure. Il y avait de quoi ne pas être fier! Elle était chétive, sa fourrure de couleur indigo – chose absolument inhabituelle-et tombant par emplacements, laissait apparaître une peau rugueuse qui collait aux côtes. Ce n’était pas beau à voir. Même lorsqu’elle blatérait, le cri qu’elle dégageait ne ressemblait en rien à ce qu’il avait l’habitude d’entendre des chameaux et des chamelles des voisins ! Difficile de caractère, extrêmement farouche, elle donnait allègrement avec ses pieds arrières des coups violents dans tous les sens … Son père, usant de la force, était le seul à pouvoir l’approcher… Les félicitations de circonstance que sa famille reçut de la part des voisins par devoir et par courtoisie laissèrent la place à une raillerie sournoise. Il en était malade et honteux mais il ne laissa rien apparaître ! Cependant, une décision fit son chemin dans sa petite tête : si Dieu le veut, il fera d’elle la plus belle, la plus vigoureuse et la plus puissante des chamelles du Douar !

***

Le rite devint immuable.

Rentré de l’école, il se débarrassait rapidement du sac de tissu qui faisait fonction de cartable, il ne s’en rappelait que le lendemain quand il reprenait tôt le matin le chemin de l’école. Rebelle par nature et n’en faisant qu’à sa tête, ignorant totalement les injonctions de sa mère et se refusant à toute activité domestique, il partait à la rencontre de Zarga. Quant à son père, peu loquace et très réservé, se refusant d’intervenir dans de pareils différends, il observait la scène silencieusement mais avec un intérêt qu’il ne pouvait cacher. La première fois qu’il rentra tôt de l’école contrairement à son habitude, suant, haletant, agité et empressé, il lui en demanda la raison. Sa réponse était brève et tranchante et ne souffrait aucune réplique: « C’est pour voir Zarga et prendre soin d’elle ! ». Et depuis, son père ne lui reposa jamais la question, quant à sa pauvre mère, elle dût se résigner à cette situation.

Le gite de Zarga, fait de branchages épais, prenait la forme d’un arc de cercle. Il était conçu de manière à l’abriter contre le vent d’Ouest et lui permettre en même temps une certaine liberté de mouvement. Elle était attachée à une longue corde, elle-même rattachée à un pieu bien fixé au sol et enfoui sous les branchages du gite. Presque toujours en position baraquée, elle se levait dans un craquement terrible de ses articulations dès qu’il s’approchait d’elle. Il s’accroupissait devant elle à une distance respectable et passait le temps à l’observer. Il se plaisait parfois à compter et à recompter ses cotes saillantes sous la peau rugueuse, à déterminer les parties de son corps qui commençaient à perdre leur fourrure…bref, il faisait connaissance avec elle. Parfois, il avait l’impression que cette prise de contact était réciproque. En effet, elle s’avançait de temps en temps vers lui. Allongeant son cou et balançant sa tête dans sa direction, elle fixait sur lui un regard qui lui paraissait curieux et interrogateur. Il n’en était point effrayé, il s’enhardissait même à l’approcher et à la toucher. Sa réaction farouche des premiers jours laissa petit-à-petit la place à un comportement « condescendant » d’autant plus que sa présence s’accompagnait d’un apport en nourriture ! En effet, il prit l’habitude de lui offrir un "met" exquis composé de planches de cactus bien grasses et succulentes qu’il choisissait lui-même, malgré les récriminations de sa mère, dans le tas réservé pour l’alimentation de leur petit troupeau ovin. Maniant difficilement la faucille avec ses petites mains et se refusant à toute aide, il découpait maladroitement ces planches épineuses en petits morceaux et les lui présentait sur un couvert propre fait d’alpha. Ce « met » comptait aussi des plantes qu’il choisissait et coupait lui-même des environs tout proches. Ainsi, il prit l’habitude de lui concocter ce repas quotidien avec application, fierté et beaucoup d’amour sous le regard complice et approbateur de son père. Ce fut grâce à cette démarche qu’il réussit à l’amadouer. En effet, la réaction violente des premiers jours céda la place à un comportement de plus en plus « amical » et confiant. Téméraire et ne reculant devant rien, il se permettait de la toucher partout et même de passer entre ses jambes sans aucun risque ! Chose curieuse, elle le provoquait parfois en passant ses lèvres charnues tantôt sur sa tête, tantôt sur son cou ou son visage ! parfois, elle le bousculait au point de le renverser par terre et le fixait d’un regard qui lui paraissait tantôt moqueur, tantôt espiègle… ! Il en ressentait un bonheur sans limites !

***

Avec le temps, ces rapports avec Zarga prirent une autre dimension. Il ne lui présentait plus de la nourriture dans son gite, il la menait paître chaque soir dans les environs proches. Parfois, son désir de lui offrir ce que la nature avait de meilleur l’obligeait à s’éloigner un peu du Douar, elle le suivait docilement. Connaissant par cœur l’espace environnant, il choisissait les plantes les plus fraîches et jamais broutées. Après les avoir reniflés et s’être assurée qu’ils n’ont jamais été brouté, elle y mordait à pleine bouche avec un plaisir féroce. Quant à lui, tenant la corde en laisse, il se tenait debout devant elle. Parfois fatigué par cette posture, il s’accroupissait et la regardait brouter avec plaisir. Avec ses grandes lèvres charnues, elle rassemblait la touffe à manger puis ses dents passaient à l’action dans un mouvement saccadé accompagné d’un léger crissement. La bouche pleine, elle relevait la tête, mâchait bruyamment, engloutissait le tout puis reprenait de plus belle. Il se permettait quelques fois de lui indiquer avec ses petites mains les parties qu’il considérait être les plus fraîches et, chose curieuse, elle suivait son geste et les dévorait sans attendre. Il avait la conviction qu’elle le comprenait bien, tout dans son comportement indiquait qu’elle le comprenait bien ! Il n’avait pas l’impression d’avoir affaire à un simple animal mais plutôt à un être qui n’a de différent de lui que la morphologie et quelques fonctions…Il est vrai qu’elle ne parlait pas mais il avait le sentiment qu’elle communiquait avec lui. Ils se comprenaient mutuellement. Parfois, il la surprenait fixant sur lui un regard chargé de reconnaissance. Ses yeux noirs, très beaux, très grands et très limpides l’envoutaient au point de vouloir lui prendre la tête dans les bras et l’embrasser ! Quand il affirmait la chose devant les membres de sa famille, ses sœurs le regardaient de travers et partaient dans éclat de rire mais cela ne le décontenançait point outre mesure. Peu avant le crépuscule, ils reprenaient tous les deux le chemin du Douar. Bien rassasiée et satisfaite, elle le suivait docilement. Dans les mois qui suivirent, il se permit même de la monter à l’aller et au retour. Au Début, elle se baraquait en toute docilité pour lui permettre de prendre place. Par la suite, il prit l’habitude de la gravir par le cou qu’elle lui tendait dans une complicité étonnante. Léger comme il était, il prenait place rapidement. Sa marche vigoureuse le déstabilisait mais il s’agrippait à sa fourrure pour garder l’équilibre...

***

Et Zarga se transforma !

Elle gagna en force, en vigueur et surtout…en beauté et en caractère !

Elle devint d’une beauté exquise: le corps corpulent et bien dessiné, la fourrure bien fournie d’une couleur indigo saisissante, l’allure altière, le port majestueux… Elle dégageait dans tous ses mouvements de la fierté, de la dignité et une noblesse sans limites…Quand ils passaient tous les deux au milieu du Douar, tout le monde portait sur eux un regard admiratif et envieux. Certains osaient un salut respectueux auquel il répondait, le visage fermé, en braquant les cinq doigts de sa main droite sur eux, une façon de contrer le mauvais œil ! Sur le coup, certains en riaient avec gaieté, d’autres répliquaient d'un air mi-sérieux, mi-enjoué : « Petit jaloux, va…ce n’est pas bien ce que tu nous fais là ! on va pas la bouffer ta chamelle ! ». 

Il était temps de la dresser en prévision des travaux de labour d’autant plus que la saison approchait. Ainsi en décida son père un soir de début d’automne alors qu’ils prenaient leur dîner. Le dressage était difficile, il nécessitait un savoir-faire, de la ténacité et beaucoup de patience. Il faisait confiance à son père, c’était un fin connaisseur en la matière. Cependant, il se faisait beaucoup de soucis pour son amie.  Comment cela se passerait-il ? Serait-elle docile ? Risquerait-elle d’être maltraitée ? Toutes ces questions ne cessaient de trotter dans sa petite tête, il en agaçait même son père qui prenait son mal en patience et ne manquait pas de le rassurer. il supplia son père d’organiser l’acte de dressage un jour de dimanche, arguant de son désir d'assister à la scène et de lui fournir de l’aide en cas de besoin. Fidèle à son caractère toujours placide, son père lui accorda cette faveur avec un simple hochement de la tète .

***

Le dimanche d'après, fidèle à son rythme quotidien, son père se leva de bon matin et commença les préparatifs du dressage. Le harnachement et la charrue étaient prêts déjà depuis quelques jours. Le soc en fer était mis au propre et bien fixé aux deux mancherons. Il procéda par la libération de Zarga de la corde qui la rattachait mais garda sa première jambe droite pliée après l’avoir serrée par une petite corde. C’était une mesure nécessaire pour lui interdire un départ brusque qui risquerait d’être dangereux autant pour elle que pour lui. L’obligeant à rester baraquée, il commença à la harnacher doucement. Surprise et apeurée, elle ne cessait de blatérer avec rage. Tenant les deux brides au niveau des deux mancherons , son père lui intima de se lever. Elle partit d’un mouvement brusque mais sa jambe pliée allégea son élan. Maniant les brides et les mancherons en même temps pour la retenir, il la dirigea difficilement vers l’aire de dressage. Il s’agissait de simuler l’activité de labour sur une longueur de presque deux cents mètres dans un va et vient bien rythmé. Une fois la chamelle bien maîtrisée, il lui confia la tâche de la guider par une corde attachée à son coup dans cet aller – retour répétitif, ce qu’il fit avec beaucoup de courage. Les cris que lançait son père résonnent encore dans sa tête : El khatt ! (شدّ الخطّ tiens la ligne!), Allem essouab (علّم الصواب apprend le bon sens !), Ennebi Wassak ( النبي وصّاك le Prophète te l’a conseillé !)… Pendant la première heure, le soc de la charrue n’a jamais touché le sol.  A un moment donné il commença à s’enfoncer au sol laissant un sillon d’une faible profondeur sous l’effet d’une pression bien calculée qu’exerçait son père sur les mancherons. A mesure que le soc s’enfonçait dans le sol, le sillon gagnait en profondeur et le mouvement de la chamelle devenait plus lent et mieux maîtrisé. Elle commençait à suer par le coup, les jambes avant et arrières. Apparemment éreintée par cet effort, elle semble avoir choisi la soumission. Elle ne blatérait plus et se mouvait d’une façon plutôt calme mais vigoureuse. Son père lui intima de ne plus la guider et commença par ménager un bref instant de repos à la fin de chaque aller et de chaque retour. Cet instant de repos était important, il lui permettait de débarrasser le soc des herbes et de la terre humide qui lui collaient, mais il permettait aussi à Zarga de reprendre le souffle. Ce dressage dura presque deux heures, peut-être plus. Sa performance était excellente et son père en était satisfait et fier. « Elle apprend vite, encore deux ou trois essais et elle sera prête pour les travaux de labour » lui lança –t-il d’un air confiant. Son appréciation était juste ! En effet, lorsque les travaux de labour dans les oliveraies de l’Office des Terres Domaniales débutèrent, son père était toujours le premier à finir sa tâche quotidienne grâce à la prestation extraordinaire de la belle, la puissante et l’intelligente Zarga.  Toute la famille en était fière et lui en premier.

***

Cette idylle prit fin brusquement. Un jour d’hiver, il se réveilla sur le vacarme occasionné par un blatèrement inhabituel et incessant. Il fût surpris de voir sa chamelle baraquée en plein milieu du Douar et montée par un chameau qui ne cessait de l'écraser tout en blatérant et salivant d'une manière sauvage. Il crut d'abord à une bagarre entre les chameaux comme il y en avait fréquemment. Se lançant pour intervenir au profit de son amie apparemment en mauvaise posture, sa mère l’arrêta net lui interdisant de les approcher. « N'y va pas ! c’est très dangereux pour toi ! » lui lança-t-elle fermement. Cherchant à le rassurer et peut être à lui expliquer ce qui se passait, elle l’informa que si Dieu le veut, l’hiver prochain Zarga aura un petit chamelon… A son age, il lui était difficile d'établir le rapport entre cette scène et le chamelon attendu... Cependant un constat ne manqua pas de le dérouter: la chamelle, d'habitude farouche et digne, était totalement complice et soumise. Depuis, un sentiment de dédain envers elle remplaça tout ce qu'il lui portait comme amour et admiration... Il se désintéressa d’elle totalement ! Son père et sa mère n’en firent aucun commentaire. Quant à ses sœurs, parfois débordées par les taches domestiques, elles l’appelaient d’un air tantôt sérieux, tantôt enjoué à les aider à prendre soin de son « amie » …alors il se déchaînait violemment contre elles.

***

Quand son père, quelques mois plus tard décida de la vendre, il ne s’y opposa point et n’en fit aucun commentaire. Un pan de sa vie partait sans regrets …Vendue à un prix élevé à l’époque, une petite fortune, son père en acheta une autre couleur de sable…Quand on lui demandait d’en prendre soin, il répondait avec tristesse « toute chamelle n’est pas Zarga ! ». Toutefois, une chose était sure : il en garda une dent contre les chameaux pendant des années ! Il faisait tout pour les embêter quand l’occasion se présentait et il le faisait bien… Ce stratagème ne prit fin que vers sa prime jeunesse quand il comprit enfin que - quoiqu’on fasse - la nature finissait toujours par prendre le dessus !

------------------------

Tunis, 5 Avril 2020

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article