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30 Mars 2020
I
Les premiers cas atteints par le Covid-19 en Tunisie firent leur apparition officiellement déjà depuis le 2 mars 2020. A ce jour, 30 mars 2020, le pays compte 312 cas positifs et huit décès. Pour contrer la propagation de cette épidémie dans un contexte marqué par des difficultés financières et une infrastructure sanitaire défectueuse, le pays a opté pour des mesures préventives progressives qui s’inscrivent dans une démarche de gestion de crise pilotée par le centre au niveau de la plus haute sphère de la chaine de commandement. Le confinement total décrété le 20 mars 2020 est la dernière mesure en date. Il fait suite à plusieurs autres mesures dont les plus notoires furent l’arrêt des cours à tous les niveaux de l’enseignement, les restrictions imposées aux transports aérien, maritime et terrestre et la fermeture des frontières, le couvre-feu entre dix-huit heures du soir et six heures du matin…Ces mesures ont-elles-mêmes engendré certaines difficultés qui viennent compliquer une situation déjà complexe. Il s’agit de problèmes ayant trait au fonctionnement de l’administration tunisienne, à la fourniture en matériel médical et sanitaire et l’aménagement d’espaces sanitaires adaptés à la situation, au ravitaillement de la population obligée à un confinement presque total…Bref, la situation n’a fait que gagner en complexité presque au quotidien.
II
Il faut reconnaître tout de même que cette démarche de gestion de crise a connu quelques moments de flottement. Les raisons en sont multiples. En effet, le gouvernement Elias Fakhfakh fraîchement installé après des mois de « tergiversations politiciennes », s’est trouvé face à une crise de grande envergure, sans précédent dans l’histoire contemporaine du pays. Force est de constater aussi qu’il s’est trouvé face à cette crise presque complètement dépourvu de moyens. Avec des caisses presque vides, un pays exsangue après des années de flou et d’errements à risques, des services publics presque à genou et des dossiers lourds en attente, le défi que pose la gestion de cette crise du Covid-19 est à la limite de l’insurmontable.
Ajoutons à cet héritage malheureux une équipe gouvernementale hétéroclite fraîchement mise sur pied qui n’a – pour la plupart de ces membres- que des connaissances superficielles en ce qui concerne le fonctionnement des rouages de l’Etat au niveaux central et régional. Qui plus est, pris au dépourvu par cette crise, le nouveau gouvernement se trouva dans l’obligation de maintenir en place un pouvoir régional, gouverneurs et délégués territoriaux, hérité du gouvernement de Youcef Chahed. Une décision à risques puisque la « pratique partitocratique » en Tunisie veut qu’à chaque coalition gouvernementale son pouvoir régional, ses « hommes de confiance », ce qui garantirait la mise en œuvre de la politique gouvernementale à l’échelle régionale. Il ne faut pas exclure, enfin, la pression des tiraillements politiques qui font le quotidien de la scène politique nationale et la volonté qu’affichent les entités politiques coalisés de même que celles de l’opposition de tirer un « gain » politique, fut-il dérisoire, de cette crise. Ces petits calculs qui relèvent de la « petite politique » ne manquent pas d’influencer la gestion de cette crise.
III
L’impact de tous ces facteurs sur la gestion de la crise fût de deux sortes : un conflit d’autorité et de prérogatives entre les trois « pôles » du pouvoir d’une part et un repli notoire sur une centralisation à outrance d’autre part.
Le conflit d’autorité et de prérogatives entre les trois hautes instances du pouvoir, à savoir la Présidence de la République, la Présidence du Gouvernement et la Présidence de l’ARP, quoique larvé est mis à jour dans un bulletin d’information en date du 16 mars 2020 suite à une entrevue entre le Président de la République et le Président du Gouvernement (1). En effet, chaque haute instance fût appelée de manière on ne peut plus éloquente à s’en tenir à ses prérogatives afin « d’éviter chevauchement, incohérences et spéculations politiques ». Cette mise au point et la manière dont elle fût annoncée ne manquèrent pas de soulever la fureur de l’opinion publique, stigmatisant ainsi des comportements « irresponsables » au moment où le pays fait face à une crise profonde et sans précédent.
Quant au repli sur une centralisation à outrance, justifié certes par une situation d’exception mais révélant aussi les velléités centralisatrices de l’administration tunisienne, il fut déclaré par deux des plus hautes instances du pouvoir ouvertement à deux reprises. Pour la première, c’est le Président de la République qui, dans son discours de commémoration de l’Indépendance du pays le 20 mars 2020, insista clairement qu’il « n’y a pas lieu de prendre des décisions aux échelons régional et local sans consultation et coordination avec le pouvoir central » (2). Pour la seconde, ce fût le Président du Gouvernement, qui, quelques jours plus tard, le 25 mars 2020, promulgua une circulaire adressée aux Ministres, Secrétaires d’Etats, Gouverneurs, Présidents des municipalités et les chefs des entreprises et établissements publics qui allait dans le même sens (3). A ce niveau, deux conclusions s’imposent. La première porte sur le régime politique « tricéphalique » institué par la Constitution du 27 Janvier 2014. Est-il vraiment le mieux indiqué pour un pays qui peine toujours à surmonter ses difficultés socio-économiques ? N’est-il pas générateur de dysfonctionnements intolérables pour le pays au niveau de la prise de décision? Ne risque-t-il pas d’alimenter et d’exacerber encore et toujours les conflits politiques parfois superflus et nocifs ? Le « cafouillage » en début de crise, les tiraillements au sein de l’ARP donnent à penser que ce régime politique n’est pas adapté à la réalité tunisienne et qu’il devrait être sujet à révision.
La deuxième conclusion porte sur les rapports Centre-Région. Cette crise Covid-19 a mis en avant la longue tradition de centralisation en Tunisie. Etat hautement centralisé depuis des siècles, le pays n’est pas prêt pour décentraliser de sitôt malgré quelques mesures timides portant sur la déconcentration de certains services et malgré le chapitre VII de la Constitution du 27 Janvier 2014. Les démons du passé proche et lointain se réveillent à chaque crise d'envergure. En effet, « l’esprit rebelle » et les « velléités centrifuges » -réelles ou imaginaires- qui "collent" à la population du pays profond et la peur d'un "potentat" régional sont toujours présents dans les hautes sphères de commandement et de décision (4) . Pourtant, ce repli « centralisateur » ne peut qu’être nocif pour la gestion en cours de la crise Covid-19. En effet, il réduit les représentants régionaux de l’Etat à de simples « auxiliaires » dont la fonction se résume à appliquer les « directives » et autres « consignes ». Or une réalité régionale complexe et sans cesse mouvante nécessite des réponses et des solutions qui ne souffrent ni attente ni autres conciliabules. La question des rapports Centre-Région devrait être revisité de manière profonde dans un souci de transparence, de responsabilisation, d’efficacité et d’efficience.
IV
Il faut reconnaître que le « cafouillage » et les dysfonctionnements des premiers jours ont cédé la place, jour après jour, à une vision de plus en plus cohérente dans la gestion de la crise Covid-19. On pourrait parler d’une démarche de gestion de crise qui s’est mue avec le temps en stratégie nationale – quoiqu’encore incomplète - pour la lutte contre cette épidémie. Sa particularité est qu'elle s’est forgée dans le feu de l’action. En effet, des mesures concertées dont l’efficacité commence à se faire sentir se sont succédées au fil des jours avec la participation active des institutions de l’Etat dont l’Armée Nationale. La coordination entre les deux pôles de l'exécutif, La Présidence de la République et la Présidence du Gouvernement, est du moins pour le moment au beau fixe. Seul le Pouvoir Législatif se fourvoie toujours dans des considérations politiciennes totalement décontextualisées et s’embourbe de plus en plus dans des conflits futiles exclusion faite de quelques prouesses individuelles de la part de certains élus. Excédés, les tunisiens ne font que le tourner en dérision, sinon l’ignorer. Toujours dans le cadre de la lutte contre cette pandémie, la politique étrangère tunisienne fait montre d'un certain dynamisme. L’appel lancé par le Président de la République au nom de la Tunisie, membre non permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies, pour une solution pilotée par l’ONU, les contacts tous azimuts qu’il n’a cessé d’entretenir depuis la mi-Mars 2020 avec bon nombre de pays, la vision qu’il propose pour un traitement concerté et solidaire de cette crise - quel qu’en soit l’aboutissement- ne font que rehausser la présence de la Tunisie sur la scène internationale. Dans un monde qui perd la boussole, garder ses repères est un vrai défi !
Dans ce mouvement d’ensemble réconfortant, la société tunisienne n’est pas en reste. Passé le choc des premiers jours, elle commença à bouger et à s’organiser. Les spécialistes des questions sanitaires et médicales, de plus en plus suivis et écoutés, sont propulsés sur la scène médiatique. Une nouvelle catégorie d’activistes qui compte des compétences d'horizons divers: chercheurs, analystes, ingénieurs, philosophes… des « outsiders » du système, fait son apparition. L’engagement des ingénieurs et des élèves-ingénieurs dans la conception et la production de matériel médical de première nécessité à Monastir, Sousse, Gabes, Gafsa, Sidi-Bouzid…en est témoin. En est témoin aussi l’engagement du corps enseignant dans la production et la diffusion de cours scolaires en ligne en vue de sauver l’année scolaire. Des groupes d’entraide et de soutien à l'effort de l'Etat se sont librement organisés grâce aux réseaux sociaux et sont de plus en plus actifs tels « Bénévoles contre le corona » ou « Cuisine des pauvres » ... Les voix discordantes sont tout simplement ignorées par les tunisiens, leurs manigances n’ayant plus ou presque plus d’adeptes… C'est une société qui renaît dans la douleur et qui retrouve des repères et des valeurs longtemps ignorés.
V
Cependant, cette stratégie souffre encore de quelques faiblesses notoires, c’est pour cette raison que nous la considérons comme incomplète.
L’effort national dans la lutte contre cette épidémie exige un très haut niveau de coordination entre tous les acteurs et autres intervenants et un partage clair des taches et des domaines d’intervention afin d’éviter tout risque de dysfonctionnement ou de conflit d’autorité. Cela nécessite l’élaboration d’un Plan Directeur de gestion de la crise. Agir en dispersion risque d’être contre-productif.
Le problème du ravitaillement de la population des grandes villes, des hameaux et villages et ceux de la campagne en produits de première nécessité persiste et mérite un traitement d’urgence. Dans le cas contraire, il risque d’occasionner une instabilité qui nuirait autant à la lutte contre la propagation du virus qu’à la sécurité du pays.
La situation des citoyens à faible revenu ou totalement sans revenu devrait être aussi traitée d’urgence. Obligés au confinement total, ils risquent de se trouver incessamment dans le besoin. La mort du citoyen, feu Kamel Gadouari originaire de Fériana (Gouvernorat de Kasserine) diplômé chômeur et père de deux enfants, survenue alors qu’il attendait depuis de longues heures son tour pour acquérir un sac de semoule en est une illustration on ne peut plus douloureuse (5).
La hausse des prix des denrées alimentaires de première nécessité occasionnée par les pratiques monopolistiques ou par des circuits d’approvisionnement défectueux devrait être jugulée au plus tôt.
Enfin, une communication médiatique qui met en avant un discours franc, clair et transparent ne pourrait qu’être bénéfique. Il serait judicieux d’éviter L’opacité, le catastrophisme, l’alarmisme ou l’optimisme béat.
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Hamdi Hussein
Tunis, 30 Mars 2020
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(1)https://www.facebook.com/Presidence.tn/photos/a.281368748587856/3052318488159521/
(2) https://www.facebook.com/Presidence.tn/videos/1060751444285842/
(3) La Présidence du Gouvernement, Circulaire N° 9, du 25 Mars 2020.
(4) Abbes Mohsen, Les Gouverneurs, Cérès Editions, 2016, p.24...
(5) http://www.elhassade.tn/web/?p=112720